En février 2006, à Ankara, les juges du Conseil d’Etat déboutaient une enseignante qui avait engagé un recours contre son administration, persuadée qu’une promotion lui était refusée parce qu’elle portait le voile en dehors de l’école. Le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, chef de l’AKP, sorte de parti musulman-démocrate, majoritaire au parlement, avait vivement critiqué cette décision. Le 17 mai, en pleine audience du Conseil, Alparslan Aslan, un avocat musulman fanatique de 29 ans, tuait à coups de revolver l’un de ces juges, Mustafa Ozbilgin, et en blessait grièvement quatre autres, afin de les punir pour leur décision. Le lendemain, à Ankara, une manifestation rassemblait 25 000 personnes pour défendre la laïcité. L’absence d’Erdogan aux funérailles du juge a déclenché la polémique. Une critique radicale lui a même été adressée par Sumru Cortoglu, le Président du Conseil d’Etat, dénonçant « les déclarations, les provocations et les attitudes irresponsables de la part d’hommes politiques et de médias contre la décision de justice [qui] ont joué un rôle important » dans l’avènement du drame (cf. le Financial Times du 19 mai). Le Premier ministre s’était rendu sur les lieux du meurtre, au Conseil d’Etat, pour condamner l’attentat, mais il avait vu sa visite boycottée par les juges.
Comme souvent, vous l’avez noté, la manière de comprendre un tel événement est déterminée par une opinion déjà constituée et qui ne cherche qu’à se renforcer en repoussant toute nuance. Si l’on regarde le drame, un avocat hurlant des slogans religieux avant d’abattre un juge, la force de l’islam dans la société turque apparaît si spectaculaire que l’on peut en conclure à l’impossibilité pour ce pays de rejoindre un jour l’Union. Mais on peut soutenir qu’il s’agit d’un acte de folie, dont aucune signification collective ne saurait être tirée, que même parmi les turcs réprouvant la décision initiale du Conseil d’Etat, il s’en trouve peu sinon aucun pour admettre un tel geste, sachant qu’ il y a dans toute société un contingent de fanatiques, une certaine quantité de personnes psychologiquement déséquilibrées.
Plus que le drame, les critiques adressées par le Premier ministre à la décision de justice peuvent accréditer la thèse d’une ré-islamisation de la Turquie, à rebours de la laïcisation conduite par Attatürk. Dans cette optique, Erdogan utiliserait la candidature de son pays à l’Union pour affaiblir le poids des structures kémalistes telles l’administration ou l’Armée. Il serait en réalité plus soucieux de faire avancer son projet théologico-politique, qui dépend de cet affaiblissement, que de convaincre les Européens. Pourtant, c’est précisément la crainte d’un tel mouvement qui suscite un puissant effet de rejet dans l’opinion européenne. Donner prise à cette peur est bien la meilleure voie pour rendre impossible l’adhésion de ce pays. Il existe aussi des nationalistes turcs très hostiles à l’adhésion. Ils sont nombreux chez les kémalistes et en particulier dans l’Armée et peuvent tirer un grand profit de ce type de crise. Des fonctionnaires laïcs excessifs, fanatiques, politisés ou plus simplement supérieurs hiérarchiques tyranniques compliquent peut-être la vie de leurs subordonnées portant le voile en dehors du lieu de travail, tandis que la loi ne l’interdit pas. D’autres encore peuvent au contraire exercer une pression sur celles qui ne portent pas le voile quand ce n’est pas interdit. De nombreuses turques étaient présentes parmi les manifestants de jeudi. La question du voile ne se réduit pas à l’enjeu de la laïcité. Elle affecte le statut de la femme et l’égalité entre les sexes, dans un pays où le suffrage universel existe depuis 1934. Il faut encore songer à l’approche des élections législatives de 2007. Elles attisent la compétition entre les partis politiques et les groupes de pression. Démagogie, populisme et manipulations ne manqueront pas, là-bas comme ailleurs.
Autour du drame, la Turquie musulmane continue d’affirmer sa puissante particularité : manifestations d’opinions, électoralisme, pluralisme, polémiques entre la majorité et l’opposition, prise à partie du pouvoir exécutif par le pouvoir judiciaire, mobilisations féministes, débat sur la laïcité, vigueur de l’espace public médiatique… C’est aussi tout cela qu’il faut considérer pour mieux comprendre la Turquie.
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