L’Union européenne est un ensemble géopolitique en extension, par le nombre d’Etats membres et, conséquemment, par le nombre de personnes vivant dans l’Union. Cette croissance obéit à un mouvement qui paraît inédit dans l’histoire. A rebours de toutes les formes impériales, l’Union croît en intégrant des pays qui souhaitent la rejoindre. On parle ainsi de « pays candidats ». De leur côté, les pays déjà associés au sein de l’Union sont libres d’accepter ou de refuser l’arrivée d’un nouvel Etat membre. Cette décision est toujours prise à l’unanimité, ce qui réalise le principe de l’égalité entre les Etats formant l’Union. Les pays candidats sont tenus de respecter un certain nombre de critères avant d’être en mesure de rejoindre l’Union. La préparation au respect de ces critères agit comme une normalisation librement consentie et tout se passe comme si les pays candidats admettaient le respect de ces critères, non seulement afin d’obtenir l’accord d’adhésion mais aussi parce qu’ils y reconnaissent une forme de progrès pour eux-même. D’une certaine manière, les pays candidats tirent un bénéfice de leur candidature à l’Union, avant même leur adhésion. Les critères à respecter définissent les aspects fondamentaux d’une communauté humaine organisée : la forme du pouvoir, le mode de production, le statut de la personne. On peut constater que le critère premier de l’adhésion est le respect par l’Etat candidat des libertés, individuelles et collectives. Ainsi, aucun pays non-démocratique n’a jamais fait partie de l’Union européenne. En revanche, des pays ayant continué à subir un régime autoritaire postérieurement à la création de l’Union en sont devenus membres après avoir réussi leur transition démocratique : la Grèce (le 1er janvier 1981), l’Espagne et le Portugal (le 1er janvier 1986), l’Estonie, la Hongrie, la Lettonie, la Lituanie, la Pologne, la Slovaquie, la Slovénie et la République tchèque (le 1er mai 2004). On peut compter ainsi 11 pays sur 25, et nous atteindrons la proportion de 13 pays sur 27, soit près de la moitié, lorsque la Roumanie et la Bulgarie deviendront membres de l’Union, vraisemblablement en 2008. C’est encore une figure originale dans l’histoire, presque amusante si l’on songe à la mystique de l’Etat-nation, que de voir des Gouvernements accepter d’exercer leur majestueuse autorité pour permettre le contrôle tatillon d’inspecteurs étrangers chargés de vérifier les progrès de la normalisation, depuis les droits de l’homme jusqu’à la propreté des camions réfrigérants. A ce stade, l’européanisation des pays candidats est nécessairement déjà très avancée. Dès son adhésion acquise, le nouvel Etat participe à la prise de décision commune, pleinement et dans une stricte parité avec les plus anciens, comme une autre expression de l’égalité. L’extension de l’Union obéit ainsi à des mécanismes dont la philosophie reste à faire. Il faut penser cette situation inédite d’un ensemble géopolitique qui hésite à s’étendre davantage, qui envisage même de mettre un terme à toute extension supplémentaire, comme lassé de voir cette file impatiente de nations, petites et grandes, proclamer vouloir elles-aussi rejoindre l’Union.
Si la question des frontières est si délicate pour l’Union européenne, c’est aussi parce que, pour la première fois dans l’histoire, des territoires voisins, parfois éloignés, voudraient être inclus. On a vu des nations éprouver des difficultés à tenir leurs frontières sous la pression d’une puissance agressive. On a vu des empires éprouver des difficultés à étendre leurs frontières face à la résistance de nations récalcitrantes. Jamais encore nous n’avions vu un ensemble géopolitique éprouver des difficultés à connaître ses limites parce que des pays souhaitent intégrer leur territoire à l’intérieur de l’espace pré-existant. Nous savons que ces candidats ne viennent pas pour se ranger à l’abri d’une force militaire, puisque l’Union en est dépourvue. Peut-on dire de l’Union qu’elle est un « désempire » ? L’extension de l’Union montre avec éclat que l’Europe n’est pas une idée géographique.
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