Dans Le Monde daté du 22 mai, je découvre une tribune de Laurent Fabius intitulée « Relancer l’Union européenne ». Il ne faut pas être grand stratège pour imaginer une manoeuvre en direction de 2007, mais c'est tout de même quelque chose ! De tous les opposants français au Traité établissant une Constitution pour l’Europe, Fabius fut le plus inattendu et peut-être pour cela l’un des plus efficaces. Il a défendu et ratifié tous les traités européens antérieurs, depuis l’Acte unique jusqu’au Traité de Nice. Il s'est engagé avec passion pour la ratification du Traité de Maastricht, lors du référendum de 1992. Il était un ministre des Finances enthousiaste assurant le passage à l’Euro, le 1er janvier 2002. Je le revois pendant la campagne référendaire de 2005, jouant brutalement à contre-pied, si présent, n’hésitant pas à user de cette simplicité rhétorique qui mène souvent à la démagogie. Je reprends ici un extrait de mon livre consacré aux arguments de la gauche du Non (p. 213). Ce passage décrit l’une des prestations les plus médiatisées de Fabius. Le PS fait campagne pour le Traité, l’ancien Premier ministre milite contre. Nous sommes alors le 8 mai 2005. Fabius est l’invité du journal de 20h de TF1. L’entretien dure 6 minutes et l’on estimera l’audience à 9 millions de téléspectateurs. Interrogé par Laurence Ferrari, il dramatise aussitôt, mettant en garde son auditoire contre la victoire du ‘oui’, assurant : « le risque c’est qu’il y ait un décrochage de la situation économique et sociale des Français ». Presque immédiatement, il lance son mécanisme, mêlant tout, pour produire l’impression la plus forte possible, sans jamais quitter le ton catastrophiste, le sourcil inquiet :
« Autrefois, l’Europe c’était 6 pays, puis 15, puis 25. Aujourd’hui, on parle de 30 pays. Certains parlent de la Turquie, je ne suis pas d’accord, mais ils en parlent et désormais il y a une énorme hétérogénéité des situations. Songez qu’en Pologne, par exemple, le salaire minimum, c’est six fois moins qu’en France ! A partir du moment où on dit : ‘La règle, c’est la concurrence entre pays’, il va y avoir une baisse de la protection sociale, une baisse de nos pensions et il est dit dans ce texte qu’il sera interdit à l’Europe d’aller vers le haut en harmonisant. C’est tout le problème des délocalisations. J’ai regardé votre journal cette semaine. Vous avez dit ‘IBM, ça part en Tchéquie’, un entrepreneur de Strasbourg, je crois, qui dit ‘et bien voilà, on va aller en Roumanie.
Laurence Ferrari – Mais ce sont les conséquences du traité de Nice, que vous avez ratifié.
Laurent Fabius – Ce sont les conséquences de la Constitution !
Laurence Ferrari – Mais elle n’a pas encore été approuvée !
Laurent Fabius – Oui, mais elle va aggraver la situation !».
Courant à l’efficacité maximale, Fabius fait du traité en discussion la cause des maux qu’il dénonce et de ceux qu’il annonce. L’élargissement est au cœur du problème et les nouveaux pays membres sont présentés comme de redoutables adversaires (rappelons que Laurent Fabius a voté en faveur de l’élargissement).
Ces volte-face sur des sujets majeurs ne ruinent-elles pas durablement, sinon définitivement, son autorité à imaginer des propositions pour « relancer l’Union européenne » ? Quel revirement peut-on attendre désormais ? Quel crédit peut-on accorder à ses propositions, non seulement en France mais aussi en Europe s’il devait renégocier avec les pays qu’il a spectaculairement présentés comme des menaces et des adversaires ? Il chercherait sans doute le soutien des Partis socialistes, lesquels se sont tous prononcés en faveur de ce Traité. Pour qui veut vérifier l'interdiction d'organiser le progrès social réputée consignée dans le texte, on peut revenir à quelques articles importants, notamment le I-3 et le III-117.
Beaucoup de temps en effet a été perdu comme le répète Laurent Fabius. Dommage qu’il n’y ait pas pensé un peu plus tôt avant de défendre le « non » au référendum sur la Constitution. De qui se moque t-il en exprimant aujourd’hui le souhait d’une Europe plus forte dans le monde, en matière de défense ou de commerce, une Europe politique assez puissante pour peser dans le monde et défendre ses valeurs, une Europe de la croissance, ambitieuse en matière d’éducation, de recherche… ? Que n’a t-il défendu l’an passé les outils que la Constitution proposait pour tenter de faire émerger cette Europe ?
Et comment compte t-il aujourd’hui rallier à son « projet » des Etats, par ailleurs aussi Européens que la France, qu’il accuse de faire du « dumping fiscal », de « l’harmonisation par le bas » et de voler les emplois des Français parce qu’ils ne partagent pas sa vision étatiste et ne considèrent pas (peut-on leur en vouloir ?) le modèle social français comme la panacée ? En outre, ces pays, pas plus que les « amis » de la France dont parle Laurent Fabius (Allemagne, Belgique, Luxembourgeois, Italiens et Espagnols) qui, il omet de le rappeler, ont tous ratifié la Constitution (y compris, pour deux d’entre eux, par référendum), ne souhaitent pas que le traité européen, qu’ils considèrent comme le meilleur compromis, ne soit découpé en tranches ou encore échanger leur système social et fiscal, qui a l’avantage de fonctionner et de leur assurer une croissance qu’on ne peut que leur envier, surtout contre le système français.
« Le prochain Président de la République devra être l'homme de la relance de l'Europe » écrit Laurent Fabius. Comment imaginer accorder sa confiance pour remplir une telle tâche à celui qui n’a pas hésité à sacrifier l’Europe à ses ambitions personnelles ?
Rédigé par : Corinne Deloy | 25 mai 2006 à 05:20