Ce 10 mai 2006, à Paris, au Jardin du Luxembourg, j'assiste à la cérémonie de la première journée nationale de commémoration du souvenir de l'esclavage et de son abolition. L'acteur Jacques Martial porte remarquablement un texte superbe d'Aimé Cesaire, extrait de son Cahier d'un retour au pays natal, ouvrage apparemment épuisé selon le site de la Fnac. Suit un discours solennel du Président de la république Jacques Chirac qui me paraît juste et fort. En l'écoutant, je songe à ce que la puissance européenne doit à ce terrible commerce et je retrouve l'impression provoquée par une lecture, ancienne, d'Eduardo Galeano, Las Venas abiertas de America Latina, qui montrait comment, à partir du XVIe siècle, le pillage de l'Amérique latinisée avait pu nourrir la formation d'immenses capitaux européens qui à leur tour devaient favoriser l'éclosion du capitalisme. On reproche souvent aujourd'hui à l'Europe de ne pas porter un projet de puissance, de ne pas aller résolument vers l'Europe-puissance. Je crois, pour ma part, que le reproche est fondé. Mais il faut considérer par ailleurs de quelle manière l'esprit européen est douloureusement travaillé, depuis la décolonisation, c'est-à-dire le début des années 1960, par la claire connaissance des chemins de la puissance. A-t-on jamais vu dans toute l'histoire humaine une seule puissance politique ne devant rien à des massacres, des pillages ou des mises en exploitation de peuples proches ou lointain ? Du XVIe au XIXe siècle, l'Europe domine durement un monde qu'elle globalise à son profit. Dans le même temps, son enrichissement déploie une pensée foisonnante, notamment grâce à l'émergence d'une bourgeoisie devenue opulente et lettrée, où la question de la liberté, la question des droits, la question de l'humanité accompagnent l'effondrement de cette économie, bientôt remplacée par une autre. Aujourd'hui, les Européens sont mis au défi de penser la puissance sans l'usage des armes, sans le recours aux esclaves et sans l'exploitation des salariés. L'émergence d'une puissance progressiste dans le monde du XXIe siècle peut-elle servir de fil d'Ariane au projet européen ?
En sortant du jardin du Luxembourg, quelques dizaines de mètres plus loin, je relève cette plaque commémorative d'un temps où la France, mais aussi l'Europe, était si puissante qu'elle étendait son bras jusqu'à l'Extrême Orient. Ce n'est pas simple de commémorer, d'exalter la fierté nationale tout en acceptant la repentance, de rendre hommage aux morts pour la patrie tout en ouvrant le procès de leur sacrifice. Pour le conflit des mémoires, le Continent européen est une terre d'abondance. Ainsi, au Pays-Bas, à la Maison Descartes d'Amsterdam, une exposition sur la décolonisation témoigne de la dimension européenne de ce débat.
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